Chaque année, le gouvernement kényan présente un projet de loi de finances exposant les mesures de financement du budget national. Par le passé, ces projets de loi n’ont guère attiré l’attention du public. Mais cela a changé radicalement en 2023, avec le premier budget du président William Ruto après sa victoire aux élections de l’année précédente.
Ruto a hérité d’une économie confrontée à la hausse des prix des denrées alimentaires et des carburants, ainsi qu’à un lourd fardeau de la dette. Sa politique budgétaire a toutefois aggravé la crise en doublant la taxe sur les carburants, en augmentant l’impôt sur le revenu et en introduisant une taxe pour financer son projet favori de logements abordables. Il a justifié l’augmentation des impôts comme une nécessité imposée par les coûts élevés de remboursement de la dette.
Bien que le projet de loi de finances 2023 ait clairement suscité l’indignation de l’opinion publique, les législateurs alliés au gouvernement ont utilisé leur majorité au parlement pour adopter le projet de loi sans grand débat. Les nouvelles taxes ont déclenché les premières protestations populaires mobilisées par les partis d’opposition. Les manifestations se sont éteintes, mais le débat public s’est poursuivi avec des augmentations régulières des prix des carburants et d’autres nouvelles taxes proposées.
Le projet de loi de finances 2024 prévoyait encore plus d’impôts pour financer le budget de 3,9 trillions de shillings kényans (30,5 milliards de dollars américains) pour 2024/25. Des messages sur les réseaux sociaux ont rapidement souligné qu’une part importante des recettes fiscales était consacrée au luxe et au confort de quelques élites gouvernementales.
La présentation du projet de loi de finances 2024 au parlement a déclenché l’une des plus vastes actions de protestation de l’histoire du Kenya. Le président Ruto a été contraint de retirer le projet de loi, ce qui a soulevé de nouvelles questions sur la manière dont le budget serait financé et sur les compromis qui seraient faits.
Les protestations fiscales de 2024 ont coïncidé avec la conclusion de nos recherches sur les protestations de 2023 et leurs conséquences. Notre travail ethnographique sur le terrain, nos entretiens et nos groupes de discussion nous permettent d’appréhender le contexte de cette deuxième vague de protestations fiscales kényanes. Au cœur de ces protestations se trouve l’idée d’un contrat social fiscal, c’est-à-dire un « accord » dans lequel les citoyens paient volontairement des impôts en échange de l’utilisation par le gouvernement de ces ressources pour fournir des services tels que l’éducation et la santé.
Au Kenya, ce contrat s’est progressivement rompu et a culminé avec la prise d’assaut du parlement et l’assassinat de manifestants. Le fossé entre le gouvernement et les citoyens a également été creusé par des acteurs extérieurs, en particulier le Fonds monétaire international, qui n’a pas voulu renégocier ou même annuler la dette comme le demandaient certains économistes.
Projet de loi de finances 2023
Les mesures fiscales les plus controversées en 2023 ont été un prélèvement obligatoire sur le logement et une augmentation de 8 % de la taxe sur la valeur ajoutée sur les carburants. La première est apparue à beaucoup comme une nouvelle caisse noire pour les politiciens corrompus. La taxe sur le carburant était censée augmenter le prix des produits de base, et donc le coût de la vie pour les ménages dont les revenus sont déjà maigres.
L’administration fiscale kényane (KRA) a alors engagé 1 400 assistants pour veiller au respect de la législation fiscale. Dans le viseur du fisc, les petites et moyennes entreprises, dont beaucoup opèrent de manière informelle et sont donc « invisibles » pour les autorités fiscales.
L’administration fiscale a également mis en place un système permettant aux entreprises de générer et de transmettre des factures fiscales électroniques. Auparavant, les entreprises déclaraient elles-mêmes leurs ventes et leurs achats mensuels, ce qui permettait un certain degré d’erreurs de déclaration. Le nouveau système vise à combler toute fuite de recettes fiscales.
Notre étude s’est intéressée à la compréhension qu’ont les Kényans ordinaires des impôts et à la manière dont ils les situent par rapport à d’autres paiements obligatoires, tels que l’argent demandé par des membres de la famille, la dîme ou les pots-de-vin. Nous avons constaté que beaucoup assimilent les impôts à des pots-de-vin en raison de leur caractère obligatoire et coercitif. Nous avons également examiné comment ces conceptions ont évolué peu après la promulgation de l’impopulaire loi de finances 2023, et nous avons appris que certains Kényans avaient commencé à trouver des moyens d’éviter de payer des impôts, en invoquant le coût élevé de la vie et la perte de confiance du public dans les dirigeants politiques.
Ils ont notamment renoncé aux paiements par le biais de l’argent mobile et ont rempli des déclarations de revenus nuls, affirmant ne pas avoir de revenus imposables. Certains employeurs, quant à eux, tenaient deux registres de paie, l’un officiel et l’autre officieux, afin de réduire leur charge fiscale.
Ces formes de « désobéissance fiscale » ont jeté les bases des manifestations de 2024.
Projet de loi de finances 2024
Le projet de loi de finances 2024 contenait des propositions fiscales sévères. La plus controversée est sans doute la taxe de circulation sur les véhicules à moteur de 2,5%, qui implique que les automobilistes génèrent des revenus simplement en étant sur la route.
Parmi les autres dispositions controversées, citons
- une proposition visant à faire passer de 15 à 20% les droits d’accise sur les données Internet et les transferts d’argent via les opérateurs de télécommunications (M-Pesa et autres) et les banques ;
- un droit d’accise de 25% sur les huiles comestibles (de cuisine) ;
- une taxe sur la valeur ajoutée de 16% sur le pain, les services financiers et les opérations de change.
Parmi les affectations controversées du budget figurent des milliards de shillings pour les voyages à l’étranger, les conseillers du président, les dépenses confidentielles, les rénovations des bureaux du président et de la résidence du vice-président, ainsi que les véhicules à moteur. Des dotations distinctes ont également été alloués aux bureaux des conjoints du président et du vice-président.
Pour de nombreux Kényans, il s’agit là d’une « corruption budgétisée » qui va à l’encontre du mantra de M. Ruto selon lequel il faut « vivre selon ses moyens ». Les contribuables kényans se sont également montrés agacés par les scandales de corruption et l’étalage public de la richesse de certains politiciens et fonctionnaires.
Le projet de loi proposait également d’étendre le système de gestion électronique des factures fiscales aux agriculteurs et aux petits commerçants. Différentes parties prenantes ont vivement dissuadé le gouvernement d’aller de l’avant avec ce projet de loi, en soulignant les effets possibles sur la production locale, l’emploi et le coût de la vie.
Faire fonctionner la participation du public
La grande question est de savoir comment le Kenya peut renouveler le contrat social fiscal tout en élargissant sa démocratie pour permettre une plus grande participation du public à la prise de décisions en matière de politique fiscale. Par le passé, les Kényans avaient l’habitude de se mettre d’accord en silence sur la plupart des lois fiscales, mais cette époque est révolue. Les tentatives de Ruto pour amener les jeunes à dialoguer sur la voie à suivre ont jusqu’à présent échoué en raison de la perte de confiance. Il serait peut-être possible de revenir à la constitution kényane, qui cherche à limiter les excès du gouvernement et à protéger les contribuables grâce à la participation du public.
Les résultats de notre étude 2023 indiquent cependant que la participation du public représente généralement « une case à cocher », juste pour la forme et pour satisfaire à une exigence légale. Nous voudrions souligner, au contraire, la nécessité d’une loi sur la participation du public qui définisse exactement ce que l’on attend d’elle et comment y parvenir. Cette loi doit s’accompagner de bonne volonté et de prudence de la part du gouvernement, sous le contrôle de contribuables vigilants.
Eric Magale, chercheur postdoctoral, Université de Pretoria et Mario Schmidt, chercheur associé, Institut Max Planck d’anthropologie sociale.
Cet article est republié de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lire l’article original.