Les incitations fiscales en matière de paiements numériques permettent-elles de concrétiser la promesse d’une augmentation des recettes fiscales ? Le présent document propose une compilation comparative complète de l’expérience acquise sur les continents africain, asiatique et américain.

Les paiements électroniques ou numériques présentent un potentiel énorme pour les administrations fiscales des pays à revenu faible et intermédiaire (PRFI), en particulier en Afrique où le pourcentage d’adultes effectuant ou recevant des paiements numériques a plus que doublé en moins de 10 ans pour atteindre 57% en 2021. La mise en place de systèmes de paiement numérique robustes constitue également un pilier essentiel de la construction d’infrastructures publiques numériques (IPN) et de l’augmentation des recettes fiscales. Comment ce processus va-t-il se concrétiser ?

  • L’expansion des paiements numériques promet de faciliter le respect des obligations fiscales par les contribuables, car les transactions sont enregistrées numériquement.
  • Le partage effectif des données relatives aux paiements avec les autorités fiscales peut permettre de créer une « trace écrite » des transactions commerciales, qui pourrait à terme aider les administrations fiscales non seulement à faire respecter la législation fiscale, mais aussi à mieux identifier les revenus imposables.
  • La régularisation des entreprises, stimulée par les paiements numériques, pourrait potentiellement augmenter les recettes fiscales.

Sans surprise, les gouvernements du monde entier encouragent fortement – par des incitations fiscales – l’adoption des paiements numériques.

Mais que savons-nous de l’efficacité de ces incitations ? Et quels en sont les principaux enseignements  pour l’Afrique ?

Les abattements fiscaux

Parmi les principales incitations fiscales, on trouve la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou les réductions de l’impôt sur le revenu pour les transactions numériques. En Asie, la Corée du Sud a été la première à proposer des incitations fiscales pour les paiements numériques, ce qui a permis d’augmenter les transactions sans numéraire et les recettes nettes d’environ 1,3 milliard de dollars américains. Il s’agissait principalement de déductions fiscales pour les achats effectués avec des cartes de crédit ou de débit, ou d’autres moyens de paiement électroniques. En 2016, la Grèce a introduit une réduction de la taxe sur la consommation de services électroniques, offrant une réduction fiscale de 22% sur les transactions électroniques, ce qui a entraîné une augmentation de l’utilisation des cartes bancaires et des recettes. En 2004, le Mexique a rendu obligatoire les reçus numériques pour les déductions d’impôt sur le revenu pour les montants équivalents ou supérieurs à 2 000 pesos mexicains (environ 107 dollars américains). L’Argentine et la Colombie ont également offert des remboursements de TVA sur les achats par carte. Bien que cette politique ait été couronnée de succès en Colombie, augmentant les transactions par carte bancaire de 35% en moyenne, les deux pays ont fini par abolir ces programmes car ils étaient très régressifs et coûteux. En Uruguay, la réduction de la TVA jusqu’à 40% pour les paiements par carte a entraîné une augmentation de 50% des transactions par carte, qui sont restées élevées malgré la réduction du rabais en 2015. Pourtant, cette mesure n’a pas stimulé la mobilisation des recettes fiscales, puisqu’elle n’a pas modifié l’assujettissement à la TVA et a entraîné un coût fiscal d’environ 1,5% des recettes de TVA, dû en grande partie au faible taux d’adoption des points de vente (PDV) par les entreprises.

Les subventions aux points de vente (PDV)

L’exemple uruguayen montre que les incitations fiscales en faveur des paiements électroniques sont inefficaces en l’absence d’une infrastructure adéquate, ce qui justifie les politiques visant à développer l’adoption des PDV parallèlement aux incitations fiscales sur les transactions. Par exemple, en 2016, l‘Argentine a obligé les commerçants à accepter les cartes de débit en offrant des crédits d’impôt et en renonçant aux frais de location des points de vente. L’Uruguay, pays voisin, a tenté sans succès d’étendre l’infrastructure des points de vente par le biais de crédits d’impôt et de subventions pour frais de location. Plus au nord, le Mexique a subventionné des tablettes équipées de systèmes mPOS pour les petites entreprises enregistrées.

La démonétisation

Les politiques qui accélèrent la démonétisation ont également été utilisées pour promouvoir les paiements électroniques. En 2016, l’Inde a entrepris un effort de démonétisation spectaculaire en déclarant illégaux 86% des billets de grande valeur. Les restrictions imposées à l’impression de nouveaux billets ont provoqué une pénurie d’argent liquide et stimulé les transactions électroniques. Des recherches ont montré qu’une augmentation de 10% des paiements électroniques au Bengale occidental a entraîné une augmentation moyenne des ventes déclarées de 0,3%. Le gouvernement lui-même a déclaré une augmentation de 15,7% des recettes fiscales. En outre, la démonétisation a stimulé les paiements numériques, créant ainsi de nombreuses données sur les transactions, ce qui a permis à l’Open Credit Enablement Network (OCEN) de la Reserve Bank of India (le Réseau ouvert de promotion du crédit de la Banque centrale indienne) d’élargir l’accès au crédit à un prix abordable. D’autres pays, comme le Mexique, ont essayé de démonétiser en « punissant » l’argent liquide par une taxe de 2% sur les dépôts en espèces. Les estimations laissent supposer que les dépôts en espèces sont extrêmement élastiques : il est prouvé qu’une taxe de 1% a entraîné une réduction de 60% des dépôts en espèces. Cependant, les gens ont commencé à détenir de l’argent liquide en dehors du secteur bancaire. Le Nigéria a retiré les grosses coupures afin de transférer 85% de l’argent liquide hors des banques vers le secteur formel, ce qui a stimulé l’utilisation de la monnaie numérique et la collecte de l’impôt. Cette politique a depuis été abrogée.

L’exonérations fiscales pour l’argent mobile

D’autres types d’incitations fiscales sont devenus courants en raison de l’évolution récente vers l’argent mobile en Afrique. Les nouveaux régimes fiscaux sur l’argent mobile comprennent souvent des exonérations pour les paiements numériques des commerçants, c’est-à-dire les paiements effectués à des commerçants enregistrés. Par exemple, en mai 2022, le Ghana a introduit une taxe électronique qui exonère les paiements numériques aux commerçants officiels. Une étude menée récemment par DIGITAX indique que l’exemption influence considérablement les comportements des clients et l’utilisation des paiements numériques des commerçants, améliorant même les attitudes fiscales et les perceptions des commerçants.

En ce qui concerne les frais prélevés par les prestataires sur les paiements numériques, une étude récente de DIGITAX se penche sur le cas du Rwanda où les opérateurs de télécommunications (Telcos) ont renoncé aux frais de paiement numérique pendant la pandémie, ce qui a encouragé les paiements numériques et réduit l’utilisation de l’argent liquide de 20%. Lorsque les frais sont redescendus à la moitié du taux initial en septembre 2021, l’utilisation des espèces a augmenté de 10% et les paiements numériques ont chuté de 5%, ce qui montre que les exemptions temporaires peuvent stimuler l’adoption mais qu’elles peuvent avoir des effets de courte durée.

Les enseignements tirés

Le passage aux paiements numériques présente à la fois des défis et des opportunités. Les pays ont mis en œuvre diverses politiques d’incitation, souvent avec des résultats mitigés.

Les gouvernements africains peuvent en tirer trois enseignements clés :

  1. Pour réussir, il faut s’adresser aux deux côtés du marché, comme on l’a vu en Corée du Sud et au Mexique. L’objectif devrait être de créer une boucle vertueuse où l’offre et la demande de paiements électroniques se renforcent mutuellement.
  2. Le potentiel d’une plus grande adoption des paiements numériques reste limité si les données ne sont pas partagées avec les administrations fiscales, lesquelles doivent également avoir la capacité de les utiliser au mieux.
  3. Enfin, les contribuables pourraient réagir négativement aux incitations fiscales en essayant d’échapper à l’impôt. C’est pourquoi le recours aux méthodes de contrôle et d’application traditionnelles sont essentielles.
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Fabrizio Santoro

Dr Fabrizio Santoro est basé à l’Institute of Development Studies, où il travaille en tant que chargé de recherche des études empiriques sur la conformité fiscale au Rwanda, en Eswatini et en Ouganda, ainsi que sur la fiscalité informelle en Somalie. Is est le chercheur principal pour le deuxieme composant du programme DIGITAX de l'ICTD.

Lucia Rossel

Lucia Rossel est une consultante à l'ICTD et enseignante à l’Universidad del Desarrollo à Santiago du Chili. Elle a obtenu son doctorat en économie à Utrecht University, aux Pays-Bas,