Le défi fondamental de la numérisation de la fiscalité consiste à ne plus se focaliser sur la simple mise en œuvre de la technologie. Une vision stratégique claire est nécessaire pour définir les problèmes et les objectifs que la numérisation vise à aborder, tout en cartographiant et en analysant les contraintes de manière globale.

En septembre 2023, j’ai eu le privilège de participer à la deuxième conférence technique du Réseau des organisations fiscales (NTO) au Cap, en Afrique du Sud, pour présenter une étude sur les dispositifs fiscaux électroniques au Rwanda. Le thème de la conférence – Numérisation des administrations fiscales et enjeux actuels – correspond bien aux recherches en cours à l’ICTD et à DIGITAX. Les principales organisations internationales et administrations fiscales ont participé à la conférence et les pays africains étant bien représentés. Ce billet de blog résume les principaux points de vue et met en évidence certaines réflexions destinées aux décideurs politiques.

L’OCDE et l’administration fiscale 3.0

La séance d’introduction, intitulée Forum sur l’administration fiscale, était organisée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et a planté le décor de la conférence de trois jours. Elle a présenté l’administration fiscale 3.0, qui envisage un changement de paradigme dans l’administration fiscale. Il s’agit de passer d’une approche centrée sur l’impôt à une approche centrée sur le citoyen, en mettant l’accent sur la décentralisation et en reconnaissant que les facteurs juridiques et culturels requièrent des solutions spécifiques à chaque pays. Les administrations fiscales du monde entier doivent changer pour s’adapter à la rapidité du nouvel ordre mondial, caractérisé par l’évolution des modèles économiques, des modes de travail et des attentes des citoyens. L’état d’esprit de l’administration fiscale 3.0 place les citoyens au centre, avec une imposition transparente et  « automatique » comme en Australie, des charges réduites, des flux de données ciblés, une plus grande équité et une plus grande certitude fiscale. Le travail de l’OCDE dans ce domaine est remarquable, notamment en ce qui concerne ses outils d’évaluation et le partage des connaissances.

Aperçu de la situation en Afrique

Plusieurs administrations fiscales africaines ont présenté des études de cas prometteuses mettant en évidence les progrès réalisés dans l’utilisation de la technologie. Au Bénin, par exemple, l’accent est passé de la dissuasion à la sensibilisation des contribuables et au rétablissement de la confiance dans l’administration fiscale – à l’instar d’autres pays africains – la technologie s’avérant essentielle. La nouvelle plateforme en ligne, l’espace contribuable, facilite la déclaration et le paiement en ligne, ce qui permet aux contribuables de se conformer à la loi, où qu’ils se trouvent. L’enregistrement des contribuables est passé d’un processus manuel à une intégration avec le système d’état civil, renforçant ainsi l’identification des contribuables. Le système effectue aussi automatiquement les calculs. Les méthodes de paiement en ligne tirant parti de la prolifération de l’argent mobile sont intégrées, ce qui permet aux petits contribuables de payer plus facilement leurs impôts. Toutes les grandes banques sont reliées à l’administration fiscale, offrant ainsi des options de paiement par l’intermédiaire d’interfaces de programmation d’applications (IPA, intermédiaires logiciels qui permettent à deux applications de « dialoguer ») et de micro-services.

Le Libéria a également fait des progrès significatifs, passant en 2021 à un système entièrement intégré comprenant des portails de déclaration des revenus, de paiement et d’enregistrement en ligne. Comme au Bénin, l’administration fiscale du Liberia collabore avec les banques commerciales pour la collecte des impôts, en liaison avec quatre grandes banques. Un centre d’appel offre une plateforme interactive pour répondre aux préoccupations des contribuables, et les certificats fiscaux sont générés en ligne. Les paiements peuvent être effectués par le biais de l’argent mobile, des points de vente, des plateformes de paiement en ligne et des cartes de débit ou de crédit, tous traités par l’intermédiaire de la banque en ligne, couplée à un générateur de reçus en ligne. Notons qu’une application d’évaluation de la propriété et des réformes du Système douanier automatisé de la CNUCED (SYDONIA) ont augmenté l’efficacité du régime de l’impôt foncier, conformément à des recherches récentes montrant que les investissements dans la capacité d’application augmentent de manière significative la conformité fiscale.

Enfin, l’administration fiscale nigériane a investi massivement dans la technologie pour résoudre des problèmes de longue date portant sur la conformité fiscale, des processus fastidieux et un manque de clarté et de normes, autant d’éléments qui encourageaient la corruption. En collaboration avec les bureaux d’enregistrement, l’administration fiscale nigériane (the Federal Inland Revenue Service, FIRS) a rationalisé le processus d’enregistrement pour produire un numéro d’identification fiscale au moment de l’enregistrement de la licence d’exploitation. L’automatisation a également été introduite pour le versement de l’impôt. Le système TaxPro MAX, développé en interne pour une solution « entièrement nigériane », simplifie plusieurs aspects de la fiscalité, notamment l’enregistrement, la déclaration des revenus en ligne, et la facturation électronique. Ce système est amélioré en permanence grâce aux commentaires des contribuables.

Diriger en période de changement – L’exemple de l’Inde

Le cas de l’administration fiscale indienne illustre les défis et les opportunités en période de transition, ainsi que la capacité à gérer le changement. L’omniprésence de la technologie dans la société, la nécessité d’améliorer la conformité fiscale et de rationaliser les processus opérationnels, ainsi qu’une évolution vers un modèle centré sur le contribuable, sont les facteurs à l’origine de la refonte de l’administration fiscale indienne. La pandémie de COVID-19 a accéléré l’urgence de ces changements, portant notamment sur la mise en place de meilleures pratiques, une consultation accrue des parties prenantes, la formulation d’une vision claire, de nouvelles lois, une restructuration organisationnelle et une refonte des processus opérationnels, tout en augmentant le renforcement des capacités et l’apprentissage. La priorité a été donnée à une communication efficace, en mettant l’accent sur la communication entre les diverses unités et l’éducation des contribuables.

Le système d’audit, qui fait désormais partie d’un écosystème anonyme (sans visage), a joué un rôle central dans cette transformation. Un centre national d’évaluation anonyme (sans visage) a été créé pour automatiser le processus d’audit. Les dossiers ont été attribués de manière aléatoire aux agents par le biais d’algorithmes, et les audits ont été répartis géographiquement entre les différents bureaux du pays. Il est essentiel d’éviter la proximité entre les contribuables et les vérificateurs, ce qui réduit les possibilités de collusion. La communication avec les contribuables se fait désormais de manière anonyme (sans visage), et ces derniers ne connaissent pas l’identité de l’agent responsable de leur dossier. Ainsi, les contribuables n’ont plus besoin de se rendre physiquement dans un bureau des impôts, puisque des vidéoconférences sont prévues pour ceux qui souhaitent s’entretenir avec un agent du fisc. Avant la COVID-19, les contrôles étaient effectués manuellement et les contribuables devaient se rendre en personne dans les bureaux des impôts. Un projet pilote d’audits anonymes (sans visage) et sans juridiction a débuté en octobre 2019. Cependant, l’apparition de la COVID-19 en août 2020 a accéléré la transition et l’approche anonyme (sans visage) a été étendue à tous les audits, aux premiers recours et aux procédures de pénalités fiscales. S’il est vrai que les avantages pratiques de la fonction d’audit en termes de transparence et d’automatisation sont immédiats, il n’est pas certain que les algorithmes de notation des risques soient plus performants que les procédures discrétionnaires traditionnelles de sélection des dossiers, comme le montre une étude récente menée au Sénégal.

Une approche globale de la numérisation

D’énormes efforts sont consentis pour numériser l’administration fiscale, et les progrès sont prometteurs. Cependant, de nombreux défis souvent négligés persistent, notamment l’accès limité aux outils informatiques essentiels, le manque de compétences et de connaissances, et les complexités potentielles introduites par les solutions numériques. D’ailleurs, les contribuables à faible revenu se méfient souvent de la technologie. Dès lors, les solutions consistent à garantir l’accès aux outils, à proposer des formations et des systèmes conviviaux, et à simplifier les règles fiscales, car la déclaration des revenus en ligne à elle seule peut s’avérer inefficace si le système fiscal dans son ensemble reste complexe.

En résumé, le défi fondamental de la numérisation consiste à ne plus se focaliser sur la simple mise en œuvre de la technologie. Au lieu de cela, il importe d’élaborer une vision stratégique claire pour définir les problèmes et les objectifs auxquels la numérisation doit répondre, tout en cartographiant et en analysant les contraintes de manière globale. Il est essentiel de mobiliser des équipes afin de répondre collectivement aux questions qui se posent. Au Nigeria, par exemple, un groupe de pilotage au sein de l’administration fiscale a élaboré des stratégies de réforme. Dans la pratique, il s’agit de sélectionner soigneusement les systèmes en fonction des objectifs fondamentaux, des fonctionnalités techniques et des priorités. En outre, pour faire face aux ingérences politiques, les dirigeants doivent identifier et surmonter les difficultés potentielles. Parfois, la numérisation peut ne pas être un facteur majeur. Les gouvernements doivent analyser le problème et déterminer si la numérisation est la bonne solution ou si d’autres approches sont nécessaires. La recherche scientifique peut s’avérer cruciale pour tester ce qui fonctionne dans la pratique et pour élaborer des politiques éclairées.

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Fabrizio Santoro

Dr Fabrizio Santoro est basé à l’Institute of Development Studies, où il travaille en tant que chargé de recherche des études empiriques sur la conformité fiscale au Rwanda, en Eswatini et en Ouganda, ainsi que sur la fiscalité informelle en Somalie. Is est le chercheur principal pour le deuxieme composant du programme DIGITAX de l'ICTD.